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Condor

© Jean-Louis Fernandez

Auteur Frédéric Vossier – mise en scène Anne Théron – jeu  Mireille Herbstmeyer, Frédéric Leidgens, Compagnie Les Productions Merlin – à la MC93 Bobigny Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Mouvement des vagues sur la plage et chahut d’enfance, comme un flux et un reflux dans la mémoire d’Anna. Et quarante ans passés avant d’oser prendre le téléphone pour l’appeler, lui, Paul, son frère, du côté des bourreaux. Elle n’est pas la bienvenue. Le cadre de ces retrouvailles improbables, qu’elle a voulues, est sinistre : le grand escalier d’une rue dans la pénombre, l’habitation de l’homme semblable à une cellule et sans le moindre objet personnel, sorte de bunker ; un lit cage, dans une prétendue chambre, la même cellule. L’homme a fait table rase du passé, matériellement et moralement. Ce qui lui reste d’humain se trouve dans le jardin, symbolisé ici par un bel arbre, dernier indice de vie (scénographie Barbara Kraft, lumière Benoît Théron).

Anna provoque la rencontre mais elle est déjà morte. Dans son sac, un pistolet. Elle a fait partie des opposants, son frère dans le camp d’en face, complice de son viol, des violences et de l’indignité. Elle est envahie par ces images de brutalité qu’on revit avec elle par écran interposé, où le frère est aussi le bourreau (création vidéo Mickaël Varaniac-Quard) et reçoit comme des décharges qui attisent le traumatisme et sa révolte. Alors elle charcute, provoque, agresse, bat en retraite, revient, ses cauchemars sont récurrents.

La rencontre est un huis-clos, lui, dans le déni, ne réagit pas même au mot lance-flamme qu’elle brandit, n’entend pas les allusions, il contourne. Chacun de ses gestes est ambigu, compulsif avec un couteau, puis avec une carabine, simulant un étranglement. Le public, comme les protagonistes, sont sur le qui-vive. Et leur discussion parallèle, s’inscrit comme un dialogue de sourds : elle tente de l’amener sur le terrain de ses crimes mais en vain, il parle de la rue, ou de tout autre chose. Elle tente de le faire s’exprimer sur sa vie, sur les femmes, il s’en tire par trois pirouettes, toujours aussi misérables et sarcastiques. Que leur reste-t-il à se dire, le lien fraternel détruit ? L’histoire familiale reste lointaine, seul le bruit des vagues apporte un brin d’oxygène en même temps qu’un grand désespoir.

La pièce a pour background les événements d’Amérique Latine au coeur des années 1970/1980 dans de nombreux pays de la région : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili – sous Pinochet après l’utopie des années Allende, président assassiné le 11 septembre 1973 – Paraguay et Uruguay. Elle se situe plus précisément en 1975, au Brésil dont la dictature n’a pas été plus douce et a duré vingt ans, de 1964 à 1985, même si on n’en a moins parlé en Europe car elle n’a pas prêté au même mouvement migratoire que celui des Chiliens ou des Argentins. La pièce fait référence à l’Opération Condor – d’où son titre – un vaste plan de répression mis en place par ces dictatures pour s’opposer aux mouvements populaires, avec des campagnes d’assassinats et de lutte contre les guérillas, les mouvements de gauche et d’extrême gauche, dictatures conduites avec le soutien des États-Unis de Kissinger et de la CIA, comme on le découvrira bien après.

Le texte s’inscrit en creux par rapport aux événements et parle par allusions. Les jeux ici s’inversent : Paul (Frédéric Leidgens) ne correspond pas au stéréotype de la brutalité virile qu’on pourrait attribuer au bourreau, boisson mise à part, il en est même physiquement tout le contraire, maigre et sec, il fait le doux, parfois même le romantique ; Anna (Mireille Herbstmeyer) se montre solide et violente, sa fragilité cachée est extrême. Elle craque, à certains moments. Chaque geste, chez l’un comme chez l’autre, est observé, pesé, maîtrisé, lourd de sens et de conséquence, suffisamment ambigu. Une sorte de chorégraphie de l’évitement se dessine entre eux (avec l’intervention du chorégraphe Thierry Thieû-Niang), le spectateur aussi est en plein cauchemar.

Docteur en philosophie politique et conseiller artistique au TNS, on connaît la qualité des textes de Frédéric Vossier, notamment par sa pièce Ludwig, un roi sur la lune, créée par Madeleine Louarn au Festival d’Avignon 2016. Anne Théron, artiste associée au TNS, s’est emparée de Condor et a construit scéniquement avec force et talent la montée dramatique du propos. C’est glaçant, comme le fut l’époque. Par le choix des deux acteurs qui s’emboitent l’un dans l’autre malgré leurs répulsions réciproques et en dépit du lien familial censé les unir ; par l’espace mental qu’elle trace autour des réminiscences d’Anna qui tisse avec intensité sa toile de vérité autour des bourreaux auxquels elle ne doit que des crachats ; elle charge le plateau d’une impressionnante densité. Paul donne le change, dans son ambigüité et le trouble apportés. Ce face à face entre bourreau et victime nous replonge dans un pan de l’Histoire contemporaine des plus funestes.

 Brigitte Rémer, le 29 novembre 2021

Avec : Mireille Herbstmeyer, Frédéric Leidgens – assistante mise en scène Claire Schmitt – scénographie et costumes Barbara Kraft – lumière Benoît Théron – son Sophie Berger – création vidéo Mickaël Varaniac-Quard – effets spéciaux Marion Koechlin – chorégraphie Thierry Thieu Niang – La pièce est publiée aux Solitaires Intempestifs.

Vu à la MC93 Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, le 28 novembre – Après l’annulation des représentations pour raison de pandémie, au Festival d’Avignon 2020 puis en 2021, Condor a été présenté au TNS, coproducteur du spectacle, en octobre 2021. Les représentations à la MC93 Bobigny se sont déroulées du 18 au 28 novembre 2021. Le spectacle poursuivra sa route avec notamment des représentations du 26 au 29 avril 2022, au Théâtre Olympia/CDN de Tours (37).

Sombre Rivière

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Lazare, Compagnie Vita Nova, au Théâtre du Rond-Point.

C’est un spectacle joyeux même s’il parle de choses graves, dans une forme qui pourrait relever de la comédie musicale ou d’une sorte de revue, un spectacle tonique qui a pour levier l’énergie vitale de son créateur et de son équipe.

La trame parle de l’enfance abîmée à travers les yeux d’une petite fille de cinq ans attendant le retour du père parti manifester le 8 mai 1945, à Guelma, en Algérie. Les émeutes nationalistes et indépendantistes réprimées violemment par la France la priveront pour toujours de sa présence. Cette petite fille était la mère de Lazare, convoquée par son fils sur écran pour apporter sa part de mémoire. Une mère courage au sourire lumineux comme forme de résistance.

Pour Sombre Rivière, le déclencheur part de la barbarie des attentats et particulièrement de celui du Bataclan que Lazare lie à ces autres événements et autres dates relevant de la mémoire familiale et de la mémoire collective du pays dont sont originaires ses parents, l’Algérie. Fils de l’immigration algérienne et né en banlieue parisienne, Lazare sait mettre l’absurde et la violence en rythme et en chansons. Il est un rebelle qui trace sa route de solitude en s’immergeant dans le théâtre par l’écriture et la mise en scène. Le théâtre, il l’a rencontré par Jacques Miquel, fondateur du Théâtre du Fil et éducateur, récemment disparu, à qui il dédie le spectacle. Ce sont « les trous de l’histoire » qui intéressent Lazare, « ceux de la colonisation comme de l’Algérie indépendante. J’interroge la façon de vivre avec de tels trous quand on se retrouve coincé, sans racines, au pied des grands ensembles… Je ne défends pas l’idée d’un art sociologique mais je pose des questions qui me brûlent à vif… » dit-il. Son style s’apparente à ce qu’est l’art brut dans le champ des arts plastiques, le slam à la musique. A partir de la réalité, Sombre Rivière est comme un long poème.

Construit en deux parties – elle, sa mère et lui, Claude Régy, qu’il admire profondément – le spectacle est fait de fragments. Claude Régy dit de son écriture : « Lazare, c’est une écriture sauvage, un langage puissant, heurté, une blessure intérieure. Cette parole spécifique, comme inachevée, demande à être testée dans un espace, à être travaillée avec une équipe d’acteurs. » Il ne cesse de la tester depuis l’écriture de sa trilogie où se retrouve le même personnage, Libellule : Passé – je ne sais où, créé en 2009 ; Au pied du mur sans porte, créé en 2010 et repris quelques années plus tard au Festival d’Avignon ; Rabah Robert, monté en 2013. Lazare est aussi grand admirateur de Fernando Pessoa dans lequel il pourrait se reconnaître quand il disait : « Pour me créer, je me suis détruit ; je me suis tellement extériorisé au-dedans de moi-même, qu’à l’intérieur de moi-même je n’existe plus qu’extérieurement. » Lazare écrit ses textes comme des partitions, ses variations passent d’annonciation à dénonciation, de mezza voce à staccato mêlant le tragique du récit aux contes oniriques. Les voix sont puissantes, en chœur ou contre-choeur, en solo ou choralité.

Plusieurs lieux soutiennent depuis ses débuts la démarche de la Compagnie, Vita Nova, créée en 2007, entre autres – le Théâtre National de Bretagne, La Fonderie au Mans, la MC93 Bobigny, l’Échangeur de Bagnolet, le Studio-Théâtre de Vitry – Lazare est associé au Théâtre National de Strasbourg depuis 2015, Stanislas Nordey accompagne ses créations et l’avait invité, en 2001, à suivre la formation d’acteur de l’École du Théâtre National de Bretagne qu’il dirigeait.

Tout en s’emparant de l’Histoire, Lazare sait donner de la distance par l’humour et le grotesque parfois, par les personnages qu’il convoque comme Sarah Kane, par les vivants et les morts qu’il mêle, par le poète présent son double, par le chant et la musique. Il n’occulte rien de son Histoire du monde, celle qu’oublient souvent les livres et construit avec ses acteurs-chanteurs, la Rivière du temps et la poétique d’un rêve récurrent. « Cueille le jour parce que tu es le jour » pourrait lui dire Pessoa.

Brigitte Rémer, le 22 décembre 2018

Avec : Anne Baudoux, Laurie Bellanca, Ludmilla Dabo, Marion Faure, Julie Héga, Louis Jeffro, Olivier Leite, Mourad Musset, Veronika Soboljevski, Julien Villa. Collaboration artistique Anne Baudoux, Marion Faure – lumières Christian Dubet – scénographie Olivier Brichet en collaboration avec Daniel Jeanneteau – costumes Marie-Cécile Viault – son Jonathan Reig –  image Lazare, Nicos Argillet – montage vidéo Romain Tanguy –  prise de vue sur le plateau Audrey Gallet – directeur de choeur Samuel Boré – assistanat général Marion Faure – assistanat musical Laurie Bellanca – avec la participation filmée de Ouria et Olivier Martin-Salvan – Le spectacle a été créé le 14 mars 2017 au TNS, Strasbourg – Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

 Du 28 novembre au 28 décembre 2018, à 21h, dimanche à 15h – Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris – www.theatredurondpoint.fr – Tél. : 01 44 95 98 21